Dictionnaire international des militants anarchistes
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Y’en a pas un sur cent… et pourtant des milliers d’hommes et de femmes de par le monde, souvent persécutés, embastillés, goulagisés et parfois au prix de leurs vies, ont poursuivi leur chevauchée anonyme à la recherche d’un impossible rêve : un monde sans dieux ni maîtres.

LIBERTAD, (Albert, Joseph dit)

Né à Bordeaux le 24 novembre 1875 — mort le 12 novembre 1908 — Correcteur — Bordeaux (Gironde) — Paris
Article mis en ligne le 19 avril 2017
dernière modification le 8 août 2024

par Anne Steiner, R.D.
Libertad

Né à Bordeaux en 1875 de parents inconnus, Albert Joseph fut élevé à l’hospice des enfants assistés de Gironde. Souffrant d’un handicap aux membres inférieurs, il se déplaçait avec des béquilles et n’était pas apte aux travaux manuels. Bon élève, il a pu poursuivre ses études au-delà de l’école primaire. Sa scolarité achevée, il fut placé comme comptable à Mussidan en Dordogne, mais son patron qui le jugeait insubordonné, le renvoya. Il dut alors réintégrer l’hospice jusqu’à l’âge de la majorité.

Il partit pour Paris le 21 juillet 1897 et se rendit au siège du Libertaire car, déjà à Bordeaux, il était connu pour ses opinions anarchistes et surveillé par la police. Selon le rapport d’un indicateur de police, il était à son arrivée à Paris dans un état d’épuisement physique extrême et de grand dénuement, couvert de poussière et brûlé par le soleil.

Querelleur, provoquant, prompt à susciter la bagarre, il n’hésitait pas à payer de sa personne, et quoique infirme, se tenait au cœur des pugilats où tournoyaient ses cannes, maniées avec dextérité. Ce fut ainsi que le 5 septembre 1897, dans l’église du Sacré-Cœur à Paris, il apostropha le prêtre qui était en chaire. Scandale, on se précipita ; mais, adossé à la chaire, protégé par ses cannes, Libertad était inabordable. « Cinq hommes durent unir leurs efforts pour l’expulser de l’Église. » (La Gazette des Tribunaux, 10 octobre 1897.) Traîné au commissariat par des fidèles excédés, il se déclara anarchiste, admirateur d’Émile Henry et de Ravachol. Inculpé de vagabondage et d’entrave au libre exercice du culte, il fut condamné à deux mois de prison. Ce coup d’éclat le rendit populaire dans les milieux anarchistes où son audace, son éloquence, son énergie forcèrent l’admiration. Il trouva à s’employer comme correcteur et commença à collaborer au Libertaire puis, à partir de 1899, au Journal du Peuple, quotidien dreyfusard fondé par Émile Pouget et Sébastien Faure.

Le 5 novembre 1900, lors d’un meeting antimilitariste salle des omnibus auquel avaient assisté de 500 à 600 personnes et dont il était l’un des orateurs aux cotés notamment de F. Prost, Liard Courtois et Octave Jahn, Libertad, s’adressant aux conscrits sur un ton ironique avait déclaré : « Je ne vous engage pas à vous soumettre ; je ne vous engage pas à vous révolter et, je vous assure que ce ne serait pas sur mes conseils et que je n’en prendrais pas la responsabilité, si quelques uns d’entre vous, un peu plus nerveux que les autres, étant à la cible, venaient, par hasard et très certainement sans le faire exprès, à égarer quelques unes de leurs balles dans la peau de leurs chefs ; ou bien, in est parfois susceptible de maladresse, et ce ne serait pas non plus de ma faute, si, dans des maniements d’armes mal compris, quelques unes de vos crosses allaient s’abattre à l’improviste sur des crânes galonnés ». Il avait ajouté qu’il pouvait, sans crainte de la police, leur conseiller d’éviter à tout prix la souillure des galons, ceux qui les acceptant « se faisant les complices des assassins » puisque acquérant une forme d’autorité.

En décembre 1902, au sortir de l’affaire Dreyfus, il prit part à la fondation de la Ligue antimilitariste aux côtés de H. Beylie, Paraf-Javal, Janvion et Yvetot. Un congrès antimilitariste international fut organisé à Amsterdam en juin 1904, auquel la Ligue participa. Ne préconisant que la désertion comme moyen d’action, Libertad refusa, ainsi que Paraf-Javal, de se soumettre aux décisions du congrès qui prévoyait la création d’une Association internationale antimilitariste, et tous deux abandonnèrent l’organisation.

À plusieurs reprises, il se présenta comme candidat abstentionniste aux élections, dans le XIe, puis dans le XVIIIe arrondissement de Paris, ce qui l’autorisait à organiser des réunions publiques dans des préaux d’école et à faire de la propagande anarchiste aux frais de l’État. Dans ses discours de campagne, il dénonçait le leurre que constituait le suffrage universel qui ne permettait en aucun cas aux électeurs de remettre en cause la domination et l’exploitation mais seulement d’en définir les modalités, et donc de les légitimer.

En 1902, Libertad et Paraf-Javal fondèrent les Causeries populaires sur le modèle des Universités populaires qu’ils avaient l’un et l’autre fréquentées et animées. Mais, contrairement à ces dernières, les causeries fonctionnaient sans statuts, sans inscription ni cotisation. Un premier lieu de réunion fut ouvert cité d’Angoulême dans le XIe, puis rue Muller dans le XVIIIe arrondissement. Sous l’impulsion de Libertad, et contre le souhait de Paraf-Javal, la discussion prit de plus en plus le pas sur l’intervention didactique, et les thèmes militants l’emportèrent sur les thèmes scientifiques. D’autres causeries se formèrent sur les mêmes bases dans d’autres quartiers parisiens, en banlieue, et même en province. Il est à noter qu’après chaque réunion à Paris, un fonctionnaire de police était chargé de prendre en filature l’un des participants afin de l’identifier (cf. APpo BA 1507, Les causeries populaires).

Devant le succès rencontré par ces initiatives, l’idée de fonder un journal favorisant la circulation des idées et l’échange des expériences s’imposa de plus en plus à Libertad et à ses proches, malgré l’hostilité de Paraf-Javal, qui ne supportait pas que la propagande, au sein des causeries, l’emporte sur l’œuvre éducative. En avril 1905, le premier numéro de L’Anarchie sortit des presses et, à partir de cette date, parut régulièrement chaque jeudi, sur quatre pages. On y trouvait des articles d’orientation nettement individualiste, de courts pamphlets, des comptes rendus de lecture, des rubriques scientifiques, des annonces sur les différentes initiatives militantes. « Cette feuille, affirmait le premier éditorial, désire être le point de contact entre tous ceux qui, à travers le monde, vivent en anarchistes sous la seule autorité de l’expérience et du libre examen. »

Libertad

Avec un tirage de quatre mille à six mille exemplaires, L’Anarchie connaissait une bonne diffusion à Paris et en Province où résidaient de nombreux abonnés qui firent circuler la feuille autour d’eux. Libertad et Anna Mahé, sa compagne dont il eut un enfant, en assurèrent la direction. Anna qui défendait la réforme de l’orthographe imposa le a minuscule au titre. Autour d’eux se groupèrent des collaborateurs dont quelques-uns prirent par la suite la direction du journal : Roulot dit Lorulot, Juin dit E. Armand, Vandamme dit Mauricius, Rirette Maîtrejean, Armandine Mahé, De Bläsus, Jeanne Morand et sa sœur Alice.

Quant à la doctrine professée par les uns et les autres, Kibaltchiche Victor Serge, qui y collaborait, l’a définie ainsi : « Ne pas attendre de révolution […] Faire sa révolution soi-même. Être des hommes libres, vivre en camaraderie… » (Esprit, n° 55, 1er avril 1937, « Méditation sur l’Anarchie », par V. Serge). Le journal combattait tous « les vices, habitudes et préjugés » et surtout le conformisme du résigné :
« Aux résignés,
« Résignés, regardez, je crache sur vos idoles, je crache sur Dieu, je crache sur la Patrie, je crache sur le Christ, je crache sur les Drapeaux, je crache sur le Capital et sur le Veau d’Or, je crache sur les Lois et sur les Codes, sur les Symboles et les Religions : ce sont des hochets, je m’en moque, je m’en ris… Ils ne sont rien que par vous, quittez-les et ils se brisent en miettes…
 » (L’anarchie, n° 1, 13 avril 1905. L’article avait déjà paru dans Le Libertaire, n° 39, 3-10 août 1902).

Pour les individualistes, il n’y a pas de classes, seuls existent les individus. Aussi prônaient-ils le travail en camaraderie et considéraient-ils syndicats et syndiqués avec mépris. Et Libertad commençait ainsi un article qu’il consacrait à la fête des travailleurs :
« Premier Mai,
La fête nationale et internationale du Prolétariat organisé, « le 14 juillet » de la classe ouvrière syndiquée.
La deuxième édition de la fête des Bistros.
… » (L’anarchie, n° 4, 4 mai 1905, « Le Premier Mai », par A. Libertad).
Si, par exception, l’anarchiste individualiste adhérait à un syndicat, il se défendait d’être syndicaliste : « Je suis syndiqué, je ne suis pas syndicaliste.… » écrivait ainsi Libertad dans L’anarchie, n° 11, 22 juin 1905.

A l’été 1905, lors d’une tournée de causeries effectuées à La Rochelle et Rochefort, il séjourna dans la colonie de vacances socialiste La Nature pour tous à Chatelaillon, et, avec quelques compagnons travaillant à l’arsenal de Rochefort et de compagnons locaux, dont Pierre Brunia (voir ce nom) il lança une opération d’achat de terrains et de l’établissement de la colonie de vacances Libertaire Plage.

Bientôt le journal fut installé dans une grande maison de deux étages, située 220, rue du Chevalier de la Barre, à Montmartre. L’imprimerie était au sous-sol, le rez-de-chaussée abritait des pièces de vie commune et la salle de rédaction du journal où se déroulaient désormais deux fois par semaine les Causeries. A l’étage, les chambres permettaient d’accueillir une dizaine de personnes dont un certain nombre vivaient là à plein temps, « dans une grande liberté de mœurs » selon les rapports de police. L’été, tables et bancs étaient installés dans la rue : débats, banquets et bals y étaient organisés, ce qui donnait au lieu un certain rayonnement dans le quartier où la figure de Libertad était populaire. « Danser et faire les fous, c’est une excellente propagande », affirmait ce dernier. Un rapport de police le qualifie de “roi de Montmartre”. Le local, baptisé “nid rouge” par les policiers était surveillé de près comme en attestent les rapports presque quotidiens d’informateurs appointés par la préfecture.

Le 14 juillet 1906, accompagné par une vingtaine de compagnons, il avait diffusé rue Sainte-Marie, rue de Clignancourt, boulevard de la Chapelle et rue de la Nation le journal L’anarchie, un manifeste intitulé La Bastille de l’autorité (voir Portfolio) tout en chantant les chansons A bas la guerre et Ouvrier prends la machine.

Assez vite cependant des tensions internes apparurent au sein du journal. Une partie des collaborateurs dont Armandine Mahé, sœur d’Anna et comme elle ancienne compagne de Libertad, accusaient celui-ci de se décharger complétement sur eux des tâches matérielles liées à la fabrication du journal. Ils mettaient également en cause le manque de transparence dans la gestion des comptes. Anna Mahé, sans se joindre à ces attaques, reprochait à Libertad son goût pour la provocation qui lui valait des ennuis constants avec la police et les mettait tous en difficulté pour des enjeux dérisoires. En effet, bien qu’infirme, Libertad était prompt à se lancer dans la bagarre et n’hésitait pas à se servir de ses cannes contre ses adversaires, ce qui lui valut plusieurs condamnations pour refus de circuler, rébellion, outrage à agents, voies de fait : quinze jours le 26 mai 1899, huit jours le 21 novembre, un mois le 22 septembre 1900, trois mois le 8 novembre 1901, un mois le 30 juin 1907. Ce goût prononcé pour la bagarre et la harangue attirèrent sur lui des soupçons.

En novembre 1907, alors qu’il était emprisonné à la Santé, Anna Mahé qui était venu le voir au parloir, lui avait fait divers reproches, lui déclarant notamment, selon la police, « si tu es là, tu l’as bien voulu… on n’exagère pas ainsi la maladresse et le chiqué…à quoi sert il de mentir, personne ne te croit ! ». Anna Mahé devait rompre peu après avec Libertad et le groupe de L’anarchie.

Jean Grave, Paraf-Javal, devenu son pire ennemi, des militants socialistes de premier plan l’accusèrent d’être un indicateur sans jamais cependant en apporter la preuve, et la consultation des archives de police semble leur donner aujourd’hui définitivement tort. Le socialiste Adrien Meslier, député de la Seine, prit sa défense dans un texte refusé par L’Humanité et publié en janvier 1908 dans La Guerre sociale : « Depuis bien longtemps, je connais Libertad et puisqu’il est traqué par l’immonde police des mouchards politiques, je tiens à proclamer ici bien haut, à la veille peut-être de sa condamnation, toute mon estime et toute mon affection pour lui. Sans doute la méthode que nous suivons pour l’œuvre de révolution est différente ; sans doute bien souvent sur mon modeste chemin de propagandiste, je l’ai rencontré comme antagoniste, qu’importe ! Après tout notre but est le même ».

Ce même mois de janvier 1908, alors qu’il venait tout juste d’être libéré de prison, il allait à Genève pour y faire une conférence et y était immédiatement arrêté et incarcéré à la prison Saint-Antoine.

En octobre 1908, à la suite de coups reçus lors d’une bagarre devant les locaux du journal suivie d’une descente de police, Libertad resta étendu au sol sans qu’aucun habitant de la maison commune ne veuille recevoir son corps. Un mois plus tard, le 12 novembre1908, il décéda à Lariboisière, d’une infection due à un phlegmon selon le médecin légiste. Seul Mauricius et Jeanne Morand, sa dernière compagne, lui rendirent visite à l’hôpital, ce qui peut-être en dit long sur l’isolement dans lequel il se trouvait. Personne n’assista aux obsèques par respect pour les convictions professées par le pourfendeur du Culte de la Charogne. L’anarchie rendit compte en ces termes de sa disparition : « La fin imprévue de notre camarade Libertad a fait un trou dans nos rangs. Le pionnier a succombé devant la tâche inachevée, en pleine lutte contre l’autorité, contre les résignés. L’œuvre reste. Continuons-la. »

Dans Le Libertaire (22 novembre 1908), G. Yvetot en dressa le portrait suivant : “Je ne fus certes pas un intime de Libertad ; je ne fus même à aucun moment son ami. Bien plus, j’eus quelque fois à me plaindre de se excentricités. Mais c’est toujours loyalement que j’ai serré sa main quand il me la tendit… Longs cheveux et longue barbe ; tête nue ; une longue blouse noire cachant ses jambes difformes, Libertad au physique plus de pitié que d’envie. Cependant ce corps d’infirme était plein de vitalité. Libertad était actif et intelligent. Combatif à l’excès, on le voyait partout. Malheureusement il portait plus souvent le scandale que la lumière dans les discussions où il se mêlait… Il fut un temps en effet où nulle réunion, nulle manifestation ne se terminait sans que Libertad eut affaire aux aimables gardiens de la paix. Les coups qu’il reçut des brutes de Lépine durent endurer sa peau sans diminuer ses allures provocantes. » Puis après avoir rappelé son activité à L’anarchie et aux Causeries populaires, Yvetot concluait : « Libertad fut à sa façon un sage et un philosophe qu’on voudra mieux connaître du fait même ; des méchancetés et des saletés répandues sur sa mémoire par des êtres qui ne le valent pas. Libertad est mort ! Vive Libertad ! »

Armandine Mahé et Jeanne Morand assurèrent dans un premier temps la direction du journal, avant que Mauricius et Rirette Maîtrejean ne prennent la relève à partir de mars 1909.

En 1974, Mauricius dans ses mémoires recueillis par Pierre-Valentin Berthier, analysait ainsi le pouvoir de séduction exercé par Libertad et son mouvement sur des jeunes gens tels que lui ou sur des libertaires plus aguerris comme Armand : « En attendant que la société change, jusqu’alors, l’anarchiste vivait comme tout le monde, de façon assez conformiste. Insurgé dans sa pensée, il pouvait se trouver fort soumis dans ses actes : être bon ouvrier, bon citoyen, légaliste et régulier, anticlérical et fabriquant de chapelets. Avec Libertad, le point de vue avait changé, l’anarchiste devait dès aujourd’hui mettre ses actes en accord avec ses idées. » La célèbre formule de Libertad : « Ce n’est pas dans cent ans qu’il faut vivre en anarchiste » était bien le credo des individualistes qui se donnaient pour objectif premier leur propre transformation, leur propre perfectionnement physique et moral. Ce qui les conduisait à se méfier du syndicalisme comme de l’insurrectionnalisme pour privilégier d’abord la lutte contre les tyrans intérieurs, et l’émergence individualités conscientes. Mais cela ne les a pas empêchés lors de certains conflits ouvriers de se trouver aux premiers rangs, prêts à en découdre avec les forces de l’ordre, comme ce fut le cas à Draveil en juillet 1908.

Le libertaire André Colomer a décrit Libertad comme un prophète moderne, porteur d’un fort charisme, et ce portrait correspond bien aux quelques photos qui sont restées de lui : « C’était un étrange cynique. Il venait on ne savait d’où, avec ses pieds nus dans des sandales et ses pauvres jambes brisées qu’il lançait en avant d’un superbe élan de ses béquilles de pauvre. Il portait une longue blouse noire aux manches larges, et, tout en haut de ce corps misérable, la tête flambait orgueilleusement ! Il allait toujours tête nue, avec un front comme Socrate, crâne chauve et cabossé de la sagesse autour duquel pendaient quelques longs cheveux rétifs comme des épines. Mais ses yeux brûlaient de révolte, férocement, et sa bouche se tordait en sarcasmes d’amertume. » (cf. La Revue anarchiste, n° 12, décembre 1922).

Œuvre : Le Culte de la charogne, Paris, 1909, 8 p. — Le Travail antisocial et les mouvements utiles, Paris, 1909, 40 p. — La Joie de vivre. Le culte de la charogne, anarchisme, un état de révolution permanente (1897-1908), Agone 2006 (recueil d’articles écrits par Libertad entre 1897 et 1908) — Collaboration au Libertaire et au Journal du Peuple.

Collection L’anarchie (1905-1914)


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