Militant au rôle souvent sous-estimé, Émile Janvion fut un polémiste et un orateur brillant, qui mit ses talents au service de causes plus ou moins légitimes. Après s’être investi dans la pédagogie libertaire — en juin 1897 il avait constitué avec J. Degalves une “ligue d’enseignement libertaire” —, il s’engagea à fond dans l’Affaire Dreyfus, à la suite de Sébastien Faure. Il devait en garder la cuisante impression d’une duperie de l’anarchisme au seul profit de la république bourgeoise. Après avoir été très actif dans l’antimilitarisme, puis dans le syndicalisme révolutionnaire, il devait dériver dans le conspirationnisme et l’obsession pour le complot « judéo-maçonnique ».
Cette trajectoire est-elle explicable en partie par son tempérament féroce ? Francis Jourdain, qui lui consacra plusieurs pages de ses Mémoires, le qualifiait de « petit homme spirituel, mordant, amer, discutailleur, venimeux et point sot ». Chez lui, l’individualisme était surtout « une éthique ou mieux, une coquetterie, la réaction, contre son milieu, d’un grincheux assez satisfait d’étonner, plus satisfait encore de déplaire. […]. Janvion se vantait de bien mériter son surnom de Pisse-Vinaigre et je crois bien qu’il se l’était donné lui-même. Je l’ai toujours supposé plus sensible qu’il ne le montrait, et moins méchant qu’il ne le laissait dire, capable de dévouement, et assez amical pour souffrir des manquements dont, à tort ou à raison, il accusait certains de s’être rendus coupables vis-à-vis de lui. […] Sa rosserie devait être faite de déceptions. […] L’atrabile du méchant n’est parfois que la rancune du désillusionné, du tendre incompris et pudique. »
En 1913 dans Terre libre, Émile Janvion racontait que, fils d’un père « franc-maçon actif » et d’une mère « catholique pratiquante », il était devenu anarchiste en assistant à une conférence de Sébastien Faure en 1894.
Bachelier ès sciences, titulaire d’un diplôme de l’École supérieure de commerce, il avait auparavant effectué son service militaire de 1885 à 1890 chez les chasseurs à pied, puis travaillé comme professeur à l’École professionnelle de Toulon (Var) de 1891 à 1894.
Éducateur adepte des théories de Paul Robin
De 1895 à 1897, Janvion fut professeur à l’École de commerce de Paris. Il fréquenta alors le « cénacle littéraire de la Montagne-Sainte-Geneviève » où il connut Zo d’Axa, Deherme, Lumet, Barrucand, Jules Guérin et Lucien Jean.
En 1896, il occupa le poste de « cuisinier » (secrétaire de rédaction) au Libertaire, et en mai la police le mentionna pour la première fois dans un rapport comme orateur dans un meeting anarchiste à Saint-Ouen.
Admirateur des théories pédagogiques de Paul Robin, Janvion s’associa à Jean Degalvès pour constituer, en juin 1897, une Ligue d’enseignement libertaire qui tenta sans succès d’ouvrir une École libertaire. Ils éditèrent à cette occasion une brochure La Liberté par l’enseignement. Ils espéraient reprendre « les plans éducatifs si bien tracés et si bien exécutés par Robin » (Le Libertaire, 3-9 juillet 1898). Mais il fallait beaucoup d’argent ; aussi lancèrent-ils une souscription pour ouvrir une École libertaire. Des hommes de lettres, Zola, Mirbeau, Barrès, versèrent leur obole, mais, les fonds réunis étant insuffisant, Janvion et Degalvès se bornèrent à organiser des « vacances libertaires » pour 19 garçons et filles à Pontorson (Manche) en août 1898. Degalvès ayant giflé un des enfants, il se trouva en conflit avec Janvion, ce qui compromit le succès de l’expérience.
En 1899-1900, des cours furent également organisés aux Sociétés savantes, mais ils durent cesser faute de crédits. À la même époque, Janvion collabora au journal L’Éducation libertaire.
La « carrière » d’éducateur de Janvion s’arrêta là. En juillet 1899, il fut embauché au service des travaux de la Ville de Paris, avec le statut d’aide-opérateur (non fonctionnaire). Il continua néanmoins de s’intéresser à la question pédagogique, et fit profiter la CGT de son « expertise » lorsque la confédération débattit, lors de la conférence de juin 1909, de la question d’un enseignement prolétarien à opposer à l’enseignement républicain.
Depuis au moins 1897, Janvion était le secrétaire du groupe Les iconoclastes, qui se réunissait au café des artistes, 11 rue Lepic et auquel participaient notamment Bariol, Cibot Roger Sadrin, Moreau, Le Kellec, Bardy (ou Bordy), Alice Canova, Albert Prudhomme, Yvonne Guillemard, Cyvoct, Malato, Valentin et les italiens Martini et Morelli. Fin avril 1900, il avait été le rédacteur du manifeste abstentionniste Electeur (voir portfolio) signé du groupe. A l’été, Janvion, malgré l’avis contraire de plusieurs de ses membres, avait décidé de dissoudre le groupe.
Dreyfusard désenchanté
Émile Janvion s’engagea résolument dans l’affaire Dreyfus. Dès le 29 janvier 1898, il animait une réunion publique sur ce thème à Amiens avec Ferrière. En avril 1898, il fit partie du groupe anarchiste parti à Alger pour faire campagne contre Drumont (voir Eugène Renard) et, en octobre 1898, il cosigna le manifeste de la Coalition révolutionnaire (voir Broussouloux). Il fut également rédacteur à L’Aurore de Georges Clemenceau en 1898-1899. Enfin, à partir de février 1899, il fut un des piliers du Journal du Peuple, lancé par Sébastien Faure. A l’automne 1898 il remplaça également Louis Matha à la gérance du Libertaire où au bout de quelques numéros il fut remplacé à la mi novembre par C. Laffond.
Cependant Janvion devint rapidement très critique du dreyfusisme incarné par Faure, dont il jugea qu’il faisait le jeu d’une fraction de la bourgeoisie contre une autre. Il quitta donc Le Journal du peuple pour collaborer à L’Homme libre, fondé en juin 1899 par Manuel Devaldès et Ernest Girault, qui prétendaient défendre un dreyfusisme purement révolutionnaire. En octobre, ce groupe publia un manifeste intitulé « Aux anarchistes », attaquant Sébastien Faure et Le Journal du peuple avec virulence : « L’anarchisme qui flirte avec Loubet ou Millerand, l’anarchisme qui vous invite aux ovations officielles, l’anarchisme qui implore pitié et justice des pouvoirs publics, cet anarchisme n’est pas le nôtre. […] C’est l’anarchisme de gouvernement : une boutique de plus à ajouter au grand magasin de commerce de la politique. […] Nous avons tenu à nous désolidariser hautement d’une propagande qui n’est pas la nôtre et qu’on ose prétendre être celle de tous les anarchistes. […] Et ceci en mépris de la bave des roquets attachés à l’écuelle. En dépit des adorateurs stupides de statues de carton élevées sur la médiocrité des foules. »
Faure et son équipe méprisèrent ce manifeste. Pourtant, les critiques de Janvion eurent de l’écho à la faveur du désenchantement consécutif à la fin de l’Affaire Dreyfus. En vue du congrès antiparlementaire international de septembre 1900 (voir Delesalle), il comptait obliger Faure à un véritable débat public, et produisit pour cela un rapport décapant sur « l’attitude des anarchistes dans l’Affaire Dreyfus » : « Notre place était évidemment au premier rang de la mêlée, y écrivait-il, mais avec notre note particulière, sans faire le jeu des partis ni des races. » Pour Janvion, il aurait dû y avoir « trois camps » dans l’Affaire : 1) les antidreyfusards (« antisémites, militaristes, nationalistes, cléricaux ») ; 2) les dreyfusards légalistes et humanitaires ; 3) les anarchistes, qui devaient utiliser l’affaire pour attaquer l’armée et la magistrature sans entrer dans les détails de la procédure judiciaire, et en restant à l’écart aussi bien du pôle « antisémite » que du pôle « philosémite ».
À ce même congrès, Janvion produisit un rapport intitulé « Individualisme et communisme ». Il y dénonçait l’anarchisme « piétiste » sacrifiant l’individu à la Cause et combattait l’individualisme de Stirner, « propriétaire, monétaire, arriviste, écraseur » et « cousin germain de l’individualisme bourgeois ». Il affirmait en conclusion que l’anarchisme était nécessairement un mouvement « individualiste-communiste ». Janvion donnait ainsi à l’individualisme un sens tout différent de l’individualisme incarné à l’époque par Pol Martinet et Eugène Renard.
Toujours pour le congrès de 1900, Janvion rédigea un rapport sur l’enseignement intégral, attaquant programmes, discipline, classement et se prononçant pour un enseignement intégral, rationnel et mixte qui « tendra au développement eurythmique de l’être tout entier ». Ce congrès ayant été interdit, les rapports furent publiés dans le Supplément littéraire des Temps nouveaux, puis édités sous forme de brochure.
Antimilitariste et misanthrope
Le 21 juillet 1900, il avait été l’orateur de la fête familiale donnée à la Maison du Peuple par le groupe L’International pour financer le tirage à 6000 exemplaires du manifeste en 5 langues (allemand, italien, français, espagnol, anglais) Au prolétariat international (voir Portfolio). Il était alors l’animateur de ce groupe comprenant plusieurs italiens et espagnols et qui se réunissait 6 rue de Montmorency dans l’ancien local de la Bibliothèque libertaire.
En 1902, Émile Janvion cofonda, avec Henri Beylie, Paraf-Javal, Albert Libertad et Georges Yvetot la Ligue antimilitariste. Le 1er décembre 1902, il devint releveur de compteurs d’eau, toujours avec le statut d’aide-opérateur.
En 1902-1903, il fit, avec Louise Michel, une tournée de conférences sur « la pensée humaine à travers les âges ».
D’août 1903 à octobre 1904, il anima le journal L’Ennemi du peuple, dont le titre était tiré d’une pièce d’Henrik Ibsen de 1883, dont le héros est mis au ban de la société parce qu’il refuse de taire une vérité qui dérange. Le journal, auquel Georges Darien collabora, portait en épigraphe : « Je vomis les classes dirigeantes, et les classes dirigées me dégoûtent. »
Le 1er janvier 1904 Émile Janvion devint enfin fonctionnaire, avec le grade de commis de 6e classe.
Fin juin 1904, avec notamment Yvetot, Delale, Almereyda et Gonon, il participa au congrès d’Amsterdam, qui devait donner naissance à l’Association internationale antimilitariste (AIA). Selon le témoignage du journaliste Charles Naine, Janvion s’y distingua par une déclaration provocatrice selon laquelle toutes les guerres étaient bonnes. « Puisqu’il y a une telle quantité de gredins et d’idiots, expliquait-il, qui se soumettent aux lois militaires, il est bon qu’ils se massacrent entre eux, c’est autant de besogne faite pour les révolutionnaires. » À une très large majorité, le congrès repoussa cette opinion.
Enfin, Janvion s’opposa à une résolution d’anarchistes chrétiens favorable au refus tant individuel que collectif de porter les armes. Janvion et le groupe français présentèrent alors une contre-proposition aux termes de laquelle le congrès repoussait les théories de résignation issues du christianisme et proclamait la violence comme moyen d’action. Au vote, cette seconde résolution fut adoptée.
Syndicaliste révolutionnaire « ultra »
À l’Hôtel de Ville, où il était employé, Émile Janvion avait retrouvé Lucien Jean et s’était lié d’amitié avec Charles-Louis Philippe qui, comme le précédent, était en parallèle écrivain. Les trois collègues se battirent pour la reconnaissance des droits syndicaux des fonctionnaires et cofondèrent en 1904 le syndicat CGT des employés municipaux.
Au « procès des quatre » (voir Malato), Janvion témoigna en faveur de Malato, tout en le discréditant. Il y affirma que ce dernier était d’autant plus éloigné de la propagande par le fait que, depuis l’Affaire Dreyfus, il avait créé un « confusionnisme bourgeois » dans l’anarchisme, en adhérant à la Ligue des droits de l’homme, à la Libre-Pensée et à la franc-maçonnerie. Il le qualifia pour finir de « républicain espagnol » et de « Louise Michel en culottes ».
Son activité syndicale valut à Janvion un premier avertissement dès le 11 mai 1906 pour avoir fait partie d’une délégation à l’Assemblée nationale en vue de faire poser une question au gouvernement sur l’extension du droit syndical aux fonctionnaires.
En octobre 1906, il fut délégué des Employés municipaux de Paris et de l’union des syndicats de la Seine au congrès CGT d’Amiens. Sa présence dans une commission fut contestée par un délégué du Tabac, réformiste et ennemi personnel. Malade, Janvion dut, de toute façon, quitter le congrès quelques heures plus tard. La Fédération des travailleurs municipaux protesta contre cette attaque dans La Voix du peuple du 9 décembre 1906.
Son activisme et son talent de polémiste devaient assurer à Janvion une rapide ascension dans la CGT, où il allait devenir un des porte-parole de la sensibilité « ultra » du syndicalisme révolutionnaire. Il entra au comité fédéral de la Fédération des travailleurs municipaux et fut, au titre de cette fédération, délégué au comité confédéral de la CGT. La répression antisyndicale s’acharna alors contre lui. Mis à pied trois jours le 28 mars 1907 pour un article sur le droit syndical des fonctionnaires dans La Voix du peuple, il fut finalement révoqué par un conseil de discipline le 25 avril pour avoir cosigné l’affiche de la CGT « Où allons-nous ? » qui dénonçait l’emprisonnement d’Yvetot et Marck pour délit de parole. L’affaire fit quelque bruit et la presse s’en fit l’écho (Le Matin, Liberté, La Presse, L’Humanité). Émile Janvion devint pour quelque temps le symbole de la lutte des fonctionnaires pour leurs droits syndicaux.
La fédération des Travailleurs municipaux, réformiste, profita cependant de sa révocation pour, en octobre 1907, le démettre de ses mandats, au motif qu’il n’avait plus d’activité professionnelle. Janvion fut soutenu par son syndicat et par le comité confédéral qui vota un blâme à la fédération.
Du 20 au 22 février 1908, Janvion comparut devant la Cour d’assises avec 11 autres militants de la CGT (voir Delalé) pour l’affiche Gouvernement d’assassins, éditée en juin 1907 pendant la grève des vignerons du Midi. Défendus par Me Bonzon, « les douze » furent acquittés.
Au congrès CGT de Marseille, en octobre 1908, Janvion était présent bien que non inscrit sous le nom de Janvion dans la liste des délégués. Peut-être est-ce « Philip. », délégué des employés du Havre et des clercs de notaire de la Seine ? Grandsart, au nom de la Fédération des travailleurs municipaux, affirma que son mandat au comité confédéral avait été retiré à Janvion parce qu’il avait tenté de mettre sur pied une Fédération des services de santé concurrente de la Fédération des travailleurs municipaux. Dans le débat sur les rapports entre politique et syndicalisme, Janvion donna la réplique à Louis Niel, qui s’était appuyé sur la motion d’Amiens de 1906 pour contester que l’on puisse faire de l’antipatriotisme et de l’antiparlementarisme à la CGT. Janvion lui répondit qu’il ne fallait pas tenir la thèse du congrès d’Amiens pour « figée » et la qualifia de « thèse hongre » et « asexuée ». Il expliqua que le syndicalisme, dès lors qu’il voulait s’élever au-dessus du « cadre corporatif étroit » devait choisir sa voie, soit « sur la droite », en s’inféodant au Parti socialiste, soit « sur la gauche », en pratiquant l’« action directe, avec ses conséquences révolutionnaires : antimilitarisme, antipatriotisme, antiparlementarisme, anti-étatisme » (Cf. compte-rendu p. 192). A ce même congrès et à propos de l’antimilitarisme il déclara : « Il s’agit de savoir si le prolétariat va se prononcer, oui ou non, contre l’armée, couverture du capitalisme, contre la patrie qui n’est qu’un terrain de tant de km2 à tant le m2 !… En temps de guerre, la classe ouvrière ne pourra défendre cette patrie que si son sol est nationalisé au profit de tous et si elle est la patrie de la Révolution dont le but sera de remettre aux producteurs les instruments de production et de consommation » — (cf. c. rendu, p. 195).
À ce congrès, Janvion fut également rapporteur de la commission de révision des statuts de la CGT qui devait examiner une proposition de la Fédération de la chapellerie sur la non-rééligibilité des fonctionnaires. L’examen de cette proposition fut différé.
Ce n’était pas la première fois que Janvion s’en prenait à la motion d’Amiens. Le 12 juillet 1907, le quotidien Le Matin avait publié, à la Une, une controverse Pouget-Janvion à ce sujet. Le premier défendait la thèse que le syndicalisme, groupement d’intérêts et non d’opinions, devait être « aparlementaire », le second qu’il devait être « antiparlementaire », sous peine de devenir un « syndicalisme sans idéal et sans cerveau, obligé d’aller, malgré lui, chercher tôt ou tard, hors de lui, les éléments de sa vie politique ou morale ».
Suite à sa révocation, Janvion avait intensifié sa campagne pour le droit syndical des fonctionnaires.
Le 13 mars 1908, il provoqua un incident au Palais-Bourbon en interpellant, en séance, son ancien collègue Clemenceau. À celui-ci, qui venait d’attaquer les antipatriotes, Janvion cria : « Vous avez été, M. Clemenceau, l’ami de ces gens-là, vous leur avez même donné de l’argent pour la propagande ! » Dans les jours qui suivirent, Janvion répandit avec plaisir dans la presse qu’en 1904, Clemenceau avait fait un don de dix francs à l’AIA (Francis Jourdain, qui avait recueilli son obole, précise dans ses Mémoires que Clemenceau avait fait ce don moins par conviction que par un reste de solidarité dreyfusarde).
À l’époque, pour subvenir à ses besoins, Janvion fit de la correction. Il fut admis au syndicat des correcteurs en mars 1908.
Le 1er mai 1908, à la bourse du travail de Paris, Émile Janvion joua de nouveau le trublion de gauche de la CGT en prononçant un discours violemment antimaçonnique. La franc-maçonnerie avait, selon lui, une stratégie de recrutement de fonctionnaires syndicaux, ce qui était lourd de dangers réformistes et « paix sociale ». Son discours fut passé sous silence dans la presse, mais relevé comme une agréable surprise par La Croix, L’Action française et divers journaux antimaçonniques comme La Bastille, La France chrétienne et La Franc-maçonnerie démasquée qui salua en Janvion, le 10 juin 1908 « un auxiliaire inattendu ». Suite à cette conférence, Janvion entama dans La Guerre sociale une campagne contre l’intrusion de la franc-maçonnerie dans le syndicalisme. Selon Hervé, Janvion profita d’un moment où les permanents de l’hebdomadaire étaient sous les verrous pour se lancer, puis on le laissa faire — les articles s’étalèrent du 27 mai au 29 juillet — et finalement, selon Hervé, « la montagne accoucha d’une souris ».
Cela n’entama pas l’influence de Janvion au sein de la CGT. Le 11 décembre, à la réunion de la section des bourses, il fut élu au comité de rédaction de La Voix du peuple par 64 voix sur 91, juste derrière Le Guéry (65) et devant Merrheim (60) et Monatte (60).
En 1909, Émile Janvion fut particulièrement actif dans le soutien aux postiers en lutte. Le 4 avril 1909, il figurait à la tribune du meeting de l’Hippodrome, à Paris, avec Pataud, Péricat, Merrheim et Thuillier, devant 10 000 à 15 000 personnes. Il y fit acclamer l’idée d’une « commission de vigilance » mixte, composée de 6 fonctionnaires aux noms tenus secrets et de 6 salariés de l’industrie, pour « s’il le faut, déclarer la grève générale au moment propice ». Cette « commission secrète » fit les gorges chaudes de la presse dans les jours suivants. À cette époque, Émile Janvion était au sommet de sa notoriété et, selon la police (rapport Finot des 28 mai et 17 juin 1909), il envisagea de se présenter au poste de secrétaire général de la CGT en remplacement de Louis Niel dont la situation était précaire. Il ne le fit pas et, après l’élection de Léon Jouhaux en juillet 1909, l’influence des « ultras » au comité confédéral ne cessa de reculer. Janvion fut alors cantonné dans l’opposition systématique.
Son caractère atrabilaire lui avait, par ailleurs, attiré bien des ennemis. Déjà Anatole France, dans son roman à clefs de 1908, “L’Ile des pingouins”, avait affublé un personnage grotesque du nom de Janvion. Et dans Les Temps nouveaux de juin et juillet 1909, André Girard l’exécuta impitoyablement, étalant ses turpitudes : « Quiconque a lutté dans les parages où Janvion distillait ses venins, a été par lui éclaboussé. Partout où il a passé […] il n’a semé que discorde et division, sans souci des ravages causés, heureux s’il peut occuper la galerie. »
Conspirationniste allié à l’Action française
C’est dans les semaines qui suivirent la crise de Villeneuve-Saint-Georges qu’Émile Janvion fut, selon la police (rapport du 15/9/1908, AN F13195) contacté par l’Action française. L’organisation royaliste cherchait à ce moment-là des alliés au sein de la CGT, dans le but de déstabiliser la république. Janvion, qui depuis l’affaire Dreyfus, jugeait primordial de briser l’illusion républicaine dans la classe ouvrière, accepta de collaborer avec eux, par l’intermédiaire de Georges Valois.
C’est dans L’Action française du 2 novembre 1909 que Janvion choisit de donner une interview annonçant la sortie, le 15 novembre, d’un bimensuel syndicaliste révolutionnaire, Terre libre. La liste de ses collaborateurs revendiquée était conséquente : Marius Blanchard, des Métaux, Le Guéry, des Bijoutiers, Chevalier, des Instruments de précision, Delmas, des Camionneurs, Grondin, de la Voiture, François Marie, des Presses typographiques, Georges Darien, du syndicat des auteurs et acteurs, Mazeaud, des Transports, Broutchoux, des Mineurs, Collongy, du Livre, Edmond Pottier, du Syndicat des journalistes socialistes…
En réalité, les seuls militants connus que Janvion eut comme contributeurs, au début de Terre libre, furent Broutchoux, Boudoux et Blanchard, qui animèrent un débat sur le « fonctionnarisme » et le « neutralisme » de la CGT. Mais ils désertèrent rapidement Terre libre, à mesure que le journal changeait de nature. C’est en effet dans Terre libre que Janvion laissa libre cours à son antisémitisme qui, depuis l’Affaire Dreyfus, n’avait cessé de se développer et qui, lié à son obsession pour la franc-maçonnerie, virait au conspirationnisme. Il se référait souvent à l’Affaire Dreyfus comme au moment fondateur d’un complot « judéo-maçonnique » pour lier la classe ouvrière à la république.
Janvion fut à cette époque mis au ban de l’anarchisme. Le Libertaire du 27 février 1910 écrivit de Terre libre qu’il s’agissait d’un « organe antisémite, antifranc-maçon, anti-anarchiste ». Terre libre était considérée à l’extrême gauche comme un cheval de Troie de l’Action française dans le mouvement ouvrier.
Le 3 avril 1911, Janvion réussit à associer le célèbre secrétaire du syndicat des électriciens, Émile Pataud, à un grand meeting « antimaçonnique » (mais aussi antisémite), à la salle des Sociétés-savantes, à Paris 6e. Le meeting, qui avait été bénéficié du soutien humain et matériel des Camelots du roy, attira 1 800 auditeurs selon les organisateurs et fut ponctué des cris de « Mort aux juifs ! Mort aux Francs maçons ! ». Il fut condamné par toute la presse ouvrière, mais fit exulter les revues antimaçonniques. France d’hier et France de demain, La France antimaçonnique ou La Revue internationale des sociétés secrètes se mirent à diffuser certains articles antimaçonniques parus dans Terre libre.
Quelle était alors l’influence de Janvion et des « terlibristes » dans le mouvement ouvrier ? Si son antisémitisme ne fit pas beaucoup recette, son antimaçonnisme eut en revanche une influence certaine. Le congrès PS de Saint-Quentin (1911) donna lieu à une polémique sur la franc-maçonnerie où le nom de Janvion fut cité à plusieurs reprises. Quant au mouvement syndical, l’exclusion des francs-maçons des responsabilités fut débattue au congrès des PTT en 1911, au congrès de la Tonnellerie et à celui du Bâtiment en 1912. Elle faillit être inscrite à l’ordre du jour du congrès confédéral de Grenoble, qui devait se tenir en septembre 1914. Les critiques de Janvion contre le fonctionnarisme n’étaient pas non plus sans écho : à ce sujet, Pierre Monatte estima que « l’esprit de Janvion » avait plané sur le congrès national anarchiste d’août 1913. En septembre 1913, c’est au congrès de la fédération des Métaux que son nom fut jeté par Merrheim dans le débat sur la non-rééligibilité des fonctionnaires.
Du 22 au 24 juin 1911, Janvion fut, pour la dernière fois, délégué à une conférence extraordinaire des fédérations nationales et des bourses du travail. Il y représentait la bourse du travail de Rive-de-Gier (Loire).
Le 1er août 1911, il fut réintégré dans l’administration préfectorale au grade de commis de 4e classe.
En mars 1912, à l’occasion de l’affaire Bintz (voir ce nom), un jeune ouvrier syndicaliste révolutionnaire envoyé en bataillon disciplinaire, Janvion attaqua L’Humanité et La Bataille syndicaliste. Il suggéra dans Terre libre du 1er mars 1912, que le peu d’empressement des responsables socialistes et syndicalistes à défendre Bintz était sans doute dû au fait que… l’officier qui persécutait Bintz était franc-maçon. Avec Pataud Lacotte, Maintzert et d’autres syndicalistes, il créa alors le comité Bintz, dont le but était de défendre le cas du jeune ouvrier, mais aussi de dénoncer le complot maçonnique.
Terre libre s’interrompit alors, à son 56e numéro (daté du 15 mars 1912).
Le 2 janvier 1913, le comité Bintz, en guerre avec le CDS et La Bataille syndicaliste, alla jusqu’à envahir une réunion du comité de rédaction de La Bataille syndicaliste, et, après une courte bagarre, s’empara du dossier Bintz. Après cet épisode, l’assemblée des actionnaires déclara que Janvion et Pataud s’étaient, « mis eux-mêmes, et définitivement, en-dehors de la classe ouvrière organisée ». Ce fut le point final d’une carrière syndicaliste qui, en fait, était fort compromise depuis 1909.
Le 1er janvier 1913, Émile Janvion avait accédé au grade de commis-dessinateur de 7e classe. Sa carrière dans l’administration préfectorale se déroula désormais sans remous.
Il fit reparaître Terre libre de décembre 1913 à mai 1914 et, en plus des thématiques antisémites et antimaçonniques habituelles, y mena campagne contre « la main d’œuvre étrangère ». Dans son numéro du 1er février 1914, Terre libre revendiquait 357 abonnés. Janvion était alors complètement en phase avec l’Action française, comme le révèlera le royaliste Maurice Pujo dans la nécrologie qu’il lui consacra.
Il semble que Janvion ait adhéré de nouveau à la CGT après la guerre car, le 16 mars 1920, le secrétaire général de la Fédération des services publics, Maurice Copigneaux (ex-secrétaire général de la CGT en 1898-1900), adressa une lettre au préfet de la Seine demandant le rattrapage des années d’ancienneté d’Émile Janvion, pour ses quatre années de révocation.
Il fut radié du Carnet B de la Seine lors de la révision de 1922 au motif qu’il ne faisait « plus l’objet d’aucune remarque au point de vue national ».
Émile Janvion mourut le 15 juillet 1927 à la maison Dubois, 200, rue du Faubourg-Saint-Denis à Paris. La préfecture de la Seine nota que ses ayants droit étaient Mme Franconi et M. Georges Lecomte, directeur de l’École Estienne à Paris 13e et membre de l’Académie française, peut-être un ami d’enfance à Mâcon.
Quelques mois avant sa mort, il avait demandé sa carte de ligueur à l’Action française, et jusqu’à la fin il était resté abonné à L’En-Dehors d’Armand (cf. L’Unique, juillet-août 1955). Dans L’Action française du 22 juillet 1927, Maurice Pujo retraça son évolution vers le nationalisme, et le qualifiant de « révolutionnaire de la race de Péguy ». Après une cérémonie religieuse à l’église Saint-Sulpice, Janvion fut inhumé au cimetière de Bagneux.
ŒUVRE : Le Dogme et la Science, Paris, 1897 — L’École, antichambre de caserne et de sacristie, 32 p., 1902, chez l’auteur — Du Syndicat des fonctionnaires, Paris, s.d. (1907), recueil d’articles parus dans La Voix du Peuple, 32 p. — La Franc-maçonnerie et la classe ouvrière, conférence donnée le 3 avril 1911 à l’hôtel des Sociétés-savantes, imprimerie spéciale de Terre libre, 1912, 32 p.