Né dans une famille noble de Géorgie, le prince Warlaam Tcherkesov entra à dix ans à l’École des Cadets de Moscou et y resta jusqu’en 1864, puis suivit les cours de l’Académie agraire de Pétrovsk, à quelques kilomètres de Moscou où il se lia alors avec le groupe de Karakosov, Ichoutine, Yourasov, etc. dont les membres se préparaient à l’action révolutionnaire et socialiste et, outre la propagande, organisaient des associations ouvrières et des coopératives. Suite à l’attentat contre le Tsar en avril 1866 de Karakosov — qui fut pendu — Tcherkesov fut lui-même arrêté et passa huit mois à la forteresse Pierre-et-Paul. Il lui fut également interdit de fréquenter les écoles supérieures.
Il vécut durant l’année 1867 à Pétrograd où l’année suivante il participa à la réorganisation du mouvement autour notamment d’un petit restaurant coopératif et d’un tout petit groupe dont un émissaire envoyé en Suisse en ramènera le premier numéro de La Cause du peuple (septembre 1868) édité par Bakounine. Puis en décembre 1868 il partit pour Moscou où il continua de fréquenter les milieux révolutionnaires et notamment Ouspenski, Oelsnilz, Holstein, Zamfir Arbure Ralli auxquels il présenta Netchaiev, de retour de Suisse et qu’il avait déjà rencontré à Petrograd. A cette époque il travailla comme ingénieur, au tracé du chemin de fer de Rostov au Caucase. Après l’assassinat d’un étudiant par Netchaiev qui voulait « affermir son autorité » sur le groupe, les arrestations commencèrent et notamment celle d’Ouspenski. Tcherkesov se démena alors pour trouver des caches pour les camarades, avertissant les compagnons de Petrograd et trouvant même l’argent et une femme pour assurer à Netchaiev son départ pour l’étranger. Finalement il fut à son tour arrêté le 22 décembre 1869 et comparut dans le procès qui se déroula en juillet-août 1871 contre 84 des quelques 180 personnes impliquées dans cette affaire. Au procès il avait lu un texte où il montrait la vraie personnalité de Netchaiev et qu’il n’en avait jamais été dupe. Il fut condamné, le 18 août, à la déportation à vie dans le gouvernement de Tomsk (Sibérie occidentale) avec internement d’un an et demi dans la même localité et défense de sortir du Gouvernement pendant 5 ans, mais il ne fut déporté en Sibérie que le 28 novembre 1873, après être resté quatre ans en prison.
A Tomsk il gagna sa vie au moyen de quelques leçons et de travaux techniques avant de s’évader en janvier 1876 et, via Moscou et Petrograd, gagna Londres où il collabora d’avril à octobre 1876 au journal Vperod de Lavrov, puis la Suisse en octobre 1876 où se trouvaient de vieux compagnons dont Ralli, Oelsnitz, Holstein et le groupe éditeur de Rabotnik (L’ouvrier). Avec d’autres révolutionnaires émigrés, il organisa une bibliothèque, une caisse de secours mutuels, fonda un journal russe Obtchina (Commune) qui parut en 1878 et auquel collaborèrent notamment Stepniak, Klementz et Axelrod. Il s’y lia également à Kropotkine, Malatesta et participa à Genève à la fondation du Révolté dont le premier numéro parut le 22 février 1879 et à l’occasion duquel il enseigna dans un café “l’art de plier” les journaux aux compagnons.
En 1879-1880, Tcherkesoff vint à Paris, où il survécut en travaillant comme peintre en bâtiment et fréquenta notamment avec Cafiero et Malatesta le groupe d’études sociales des 5e et 13e arrondissements dont Jean Grave était le secrétaire. Ce dernier en gardait le souvenir d’un camarade « doué d’une voix douce, presque chantante [qui] aidait beaucoup dans les discussions » et dont de sa principauté « il ne lui restait que ses deux bras pour gagner sa vie ». Quelques jours après l’assassinat du Tsar Alexandre II, Tcherkesoff, qui était sous le coup d’un arrêté d’expulsion depuis e 25 juin 1880, fut arrêté avec Jeallot le 18 mars 1881 au sortir d’une réunion de commémoration de la Commune tenue Au vieux Chêne rue Mouffetard, avec le concours de Louise Michel et d’Émile Gautier. Il fut expulsé par arrêté du 25 juin 1880 qui lui fit notifié le 19 mars 1881 et revint à Genève où, selon la police française il avait pour pseudonyme Brutus.
Les 13-14 août 1882, il aurait participé à la réunion internationale organisée à Genève par la Fédération jurassienne (voir Herzig). Selon la police il utiisait également le pseudonyme de Baravikoff.
Durant plusieurs années, du début de 1883 jusqu’en 1892, et pour échapper à la répression frappant les anarchistes, il vécut en Asie Mineure, en Bulgarie, en Roumanie, quelque temps même en Géorgie. C’est à cette époque qu’il « acquit une large expérience des problèmes nationaux » dans le Caucase et les Balkans »
À l’été de 1892, il revint à Londres où il collabora notamment à Freedom et noua une solide amitié avec de nombreux compagnons dont B. Kampffmeyer, Paul et Élisée Reclus, Domela Nieuwenhuis, Guérineau, etc. Parallèlement il devint comme le dit Nettlau « L’ ambassadeur des patriotes géorgiens », exposant sans relâche leur cause dans différentes publications. Vers 1897, il effectua un voyage clandestin en Géorgie iù il rencontra beaucoup de ses compagnons de jeunesse, puis après divers séjours en Europe (notamment en Hollande) rentra à Londres en octobre 1899.
Tcherkesov « indigné comme nous tous, des prétentions de la social-démocratie qui, tout en proclamant un socialisme toujours plus émasculé et réformiste, représentait cet avortement comme le produit d’une essence scientifique absolument unique, d’une science dévolue sur Marx et Engels » (cf. M. Nettlau) publia plusieurs ouvrages, notamment Pages d’histoire socialiste : doctrines et actes de la social-démocratie (Paris, Temps nouveaux, 1896), et Précurseurs de l’Internationale (Bruxelles, Bibliothèque des Temps nouveaux, 1899), dans lesquels il se proposait de montrer que la théorie socialiste n’est pas l’œuvre de Marx et d’Engels seuls, mais une création collective « par des hommes qui puisaient aux sources vivantes de la pensée libre de tous les siècles et qui furent fiers d’admettre cette solidarité avec la pensée commune de l’humanité et ne rêvaient pas à se créer un monopole d’idées » (ibid.).
En 1900 il fut l’auteur du rapport “L’Évolution récente chez les socialistes d’État” (cf Supplément littéraire des Temps nouveaux, n°23bis) adressé au Congrès international antiparlementaire (voir Delesalle) devant se tenir à Paris et qui fut finalement interdit par les autorités.
En 1905 il fut le cofondateur avec Shapiro du groupe anarchiste communiste de Londres qui se réunissait au siège du syndicat des ébénistes et qui édita à l’occasion du 1er mai un numéro du journal L’Internationale en yiddish.
Après la révolution russe de 1905, Tcherkesov se fixa à Tiflis avec sa femme (il avait épousé en Angleterre la belle-sœur de Charles Cornelissen). Il y organisa une Université populaire d’esprit fédéraliste, avec des conférences et des classes en russe, géorgien, arménien et tartare, qui ne tarda pas à se développer et essaima en d’autres villes. Début juin 1907, il présenta la « Pétition du Peuple géorgien » à la Conférence internationale de la Paix, à La Haye, ce qui lui valut d’être à nouveau exilé ; il vécut alors à Londres et à Paris.
A la mort de Tolstoi en novembre 1910, il écrivit dans Les Temps nouveaux (10 décembre 1910) l’hommage suivant : « Il est mort le grand révolté contre l’État et l’Église et le monde a perdu non seulement le grand artiste et moraliste, mais ce qui est plus rare et plus précieux pour l’humanité, un chercheur de la vérité, un de ces amis sincères du genre humain qui ont le droit de dire que les souffrances et les joies de leurs prochains sont les leurs ». Il terminait en espérant que « La rencontre des paysans opprimés et de la jeunesse universitaire sur la tombe du grand génie rebelle et excommunié [sera] un gage que le jour de libération et de régénération de la nation russe n’est pas loin ».
En 1914, il se rallia à la position de Kropotkine de défense de la civilisation contre le militarisme allemand et fut avec notamment Malato, Grave, le docteur Pierrot, Paul Reclus et C. A. Laisant l’un des signataires du Manifeste des 16.
Au moment de la révolution de 1917, Tcherkesov se rendit en mai à Pétrograd, puis, après quelques semaines passés auprès de Kropotkine, en Géorgie « en vue d’y travailler contre la tendance marxiste et étatiste qui se faisait jour en Russie » (cf. Nettlau). En mai 1918, la Géorgie reprit, après un siècle de domination russe, son existence nationale indépendante, mais, en février 1921, ce fut la soviétisation forcée. Tcherkesov revint alors en Europe où il reprit la lutte pour l’indépendance de son pays. W. Tcherkesov, après avoir pris une dernière fois la parole lors d’un meeting organisé à son initiative le 30 mai 1921 en faveur des révolutionnaires emprisonnés en Russie, ne tarda pas à tomber malade et décéda à Londres le 18 août 1925.
Nettlau, dans la série d’articles consacrés à Tcherkesov et parus dans la revue Plus loin, concluait : « Voici donc quelques pages d’un homme qui a toujours travaillé à nous rapprocher de l’âge de la liberté et de la solidarité… qui a enseigné à ceux que la propagande avait touchés, à se sentir at home dans l’anarchie. La Géorgie telle qu’il la rêvait nous a toujours parue extraite d’une utopie libertaire. Puisse en souvenir de Tcherkesov, ce rêve devenir une réalité, pour la Géorgie et pour nous tous ».
Il fut le premier à souligner le plagiat du Manifeste de Marx et Engels de l’œuvre de Considérant Les principes du socialisme.
Œuvres : Outres les titres cités ci-dessus : — Dragomanov de Hadiatch en lutte avec les socialistes russes (en russe, Genève, 1882, 64 p., cette brochure se trouve dans le dossier Arch. PPo.) ; — Let us be just (Londres, 1896) ; — Un plagiat très scientifique, à propos des deux Manifestes (in Temps nouveaux, 14 avril au 26 mai 1901) — L’action économique et révolutionnaire (Londres, 1903, en italien) ; — Concentration of Capital, a Marxian fallacy (Londres, Ed. Freedom).