Dictionnaire international des militants anarchistes
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Y’en a pas un sur cent… et pourtant des milliers d’hommes et de femmes de par le monde, souvent persécutés, embastillés, goulagisés et parfois au prix de leurs vies, ont poursuivi leur chevauchée anonyme à la recherche d’un impossible rêve : un monde sans dieux ni maîtres.

MENARD, Ludovic, Charles (dit “Ludovic”)

Né le 9 septembre 1855 à Saumur (Maine-et-Loire) — mort le 30 janvier 1935 — ouvrier ardoisier — CGT — Trélazé (Maine-et-Loire)
Article mis en ligne le 30 janvier 2014
dernière modification le 23 juillet 2024

par ps

Fils de journalier d’usine, Ludovic Ménard connut, dans son enfance à Saumur, puis à Angers, enfin à Trélazé l’extrême pauvreté ; il fréquenta l’école primaire avec le plus grand profit, mais la quitta à l’âge de onze ans, ses parents ayant dû le placer aux Ardoisières de Trélazé comme apprenti fendeur d’ardoises. Vers l’âge de 17 ans, il fit la connaissance d’un officier de santé qui, frappé de sa soif de s’instruire, lui conseilla de suivre les cours du soir pour adultes donnés à Angers ; en même temps il lui ouvrit sa bibliothèque et lui fit lire les classiques du XVIIe siècle, les philosophes du XVIIIe, les écrivains révolutionnaires et socialistes du XIXe. Ainsi, le jeune homme, par un travail acharné, se dota d’une vaste culture, tout à fait exceptionnelle à cette époque pour un ouvrier. Ses lectures, ainsi que les leçons du labeur quotidien, lui inspirèrent très tôt une grande soif d’égalité, de justice et de liberté, le désir d’un mieux-être pour ses compagnons de travail. Ces aspirations furent d’ailleurs fortifiées par les traditions révolutionnaires des ouvriers de Trélazé (insurrection de 1855, notamment). Conscient, dès 1882, de la lutte à reprendre et à mener à bien, Ménard hésita pourtant entre le socialisme politique et le syndicalisme corporatif : avant de devenir, à partir de 1890, le type même du syndicaliste, il essaya d’abord de placer son combat sur le terrain politique.

En 1884, à l’instigation d’Allemane venu plusieurs fois à Angers, Ménard fut, avec André Bahonneau ouvrier fendeur comme lui, l’un des fondateurs de la section angevine de la “Fédération des Travailleurs socialistes”. C’est à cette époque que venu faire une conférence pour le parti alemaniste à Trélazé, Tortelier « avait été gagné aux idées anarchistes… les compagnons de ce vieux foyer révolutionnaire l’avaient entrepris toute une nuit et l’avaient conquis » (cf. article de P. Monatte, La Révolution prolétarienne, février 1926). En octobre 1885, il se présenta aux élections législatives sur la liste socialiste, mais n’obtint en tête de sa liste que 1 127 voix (les conservateurs, tous élus, obtenaient 70 000 voix environ chacun, les républicains 45 000) ; en 1887, seul candidat « républicain » en face du conservateur Bodinier, pour un siège au conseil général dans le canton d’Angers S-E, il obtint 1 390 voix, cependant que son adversaire était élu avec 2 407 voix. En 1888, il collabora à un hebdomadaire socialiste local, Le Travailleur.

En 1889, la venue à Trélazé de l’anarchiste Tortelier marqua un tournant dans la vie de Ménard. Le succès de Tortelier à Trélazé fut immense et Ménard fut lui-même gagné à l’anarchisme dont il retint surtout, à côté de l’abstentionnisme électoral et de l’antimilitarisme, l’importance de l’éducation et de la coopération. Parallèlement, les désillusions électorales, les divisions des partis socialistes engendrant l’impuissance l’avaient, peu à peu, détourné du socialisme politique ; désormais, l’action syndicale, à base d’idéologie libertaire, allait occuper toute sa vie.

En juillet 1889 il demanda à la rédaction du journal L’Attaque (Paris) de Gegout, de lui faire parvenir 2.000 (sic, sans doute 200) exemplaires en gare d’Angers afin de les diffuser dans la région.

En 1890, lors de la grève des carriers du Pont Malembert (Trélazé), il avait été mandaté pour effectuer une tournée de solidarité et de conférences (Cholet, Nantes, Saint-Nazaire, Rennes, Le Mans, Tours, Chateauroux et Poitiers).

En 1891, puis en 1894, des fusions successives aboutirent à la formation à Angers de deux grandes sociétés, concentrant toute l’activité ardoisière de la région angevine : la Commission des Ardoisières d’Angers et la Société Ardoisière de l’Anjou. La première, présidée par Aimé-Étienne Blavier, sénateur de Maine-et-Loire, groupait la plus grande partie des carrières de Trélazé ; la seconde comprenait, outre les carrières de la Grand’Maison à Trélazé, celles de Misengrain à Noyant-la-Gravoyère (Maine-et-Loire) et celles de Renazé (Mayenne). La prospérité exceptionnelle qui résulta, en grande partie, de cet effort de concentration, explique d’autant mieux l’âpreté des revendications ouvrières. Certes, le sort des ouvriers fendeurs (plus libres, mieux payés) était plus enviable que celui des ouvriers du fond et surtout que celui des journaliers ; mais il n’en restait pas moins que l’ensemble des ouvriers ardoisiers, les « perrayeux », estimait la journée de travail trop longue, certaines conditions de travail trop dangereuses, le sort de l’ouvrier vieux ou malade trop précaire (malgré quelques réalisations sociales d’origine patronale). Dès 1880, Bahonneau avait fondé une “Chambre syndicale des ouvriers ardoisiers” ; mais, celle-ci, non autorisée, était seulement tolérée et n’avait que très peu de rayonnement. Aussi, en 1890, Ménard décida-t-il de reconstituer le syndicat sous le régime de la loi de 1884, ce qui fut fait le 15 novembre.

En mars 1891 éclatait la première grande grève de Trélazé. Les journaliers du fond d’une des carrières de la Commission ayant cessé le travail pour une question de salaires, la grève s’étendit bientôt, à l’instigation de Ménard et des responsables syndicaux (notamment le secrétaire Georget), à toutes les catégories d’ouvriers et à toutes les carrières de la Commission, touchant ainsi 2 000 ouvriers ; épreuve de force entre le syndicat et la Commission des Ardoisières, entre Ludovic Ménard et le président Blavier. Au bout de six semaines, le travail reprit sans que les ouvriers eussent obtenu satisfaction, mais, si la grève était un échec sur le plan des revendications matérielles, c’était un gros succès moral pour le syndicat et pour Ménard dont la polémique avec le président Blavier, dans la presse locale, avait eu un profond retentissement.

À partir de 1892, début des attentats anarchistes en France, Ménard fut sous la surveillance étroite de la police : qualifié dans un rapport de « dangereux et prudent meneur, chef incontesté de la secte anarchiste à Trélazé », il s’employa d’ailleurs de son mieux à éviter les incidents ; réprouvant « la propagande par la bombe », il conseillait à ses camarades la plus extrême prudence afin de ne pas céder aux provocations de la police. Il ne reniait rien pourtant de sa foi libertaire, faisant venir à Angers et Trélazé les grands orateurs anarchistes (en particulier Sébastien Faure), préconisant toujours l’abstentionnisme électoral, refusant de s’inscrire au nouveau “Groupe des socialistes indépendants” qui se créa à Angers.

Pendant ce temps, le syndicat, très surveillé du fait de l’anarchisme bien connu de ses membres, traversait une crise grave : le nombre des adhérents — plus d’un millier en 1891 — ne dépassait guère la dizaine vers 1898. Mais Ménard était trop lucide pour ne pas comprendre qu’il faudrait beaucoup de temps pour que naisse chez ses camarades de travail une véritable conscience syndicale ; de plus, il partageait le point de vue de Pouget sur « le syndicat, minorité agissante » imprimant, le moment venu, son impulsion à la masse.

Au début des années 1900 il était avec H. Mercier, l’un des correspondants locaux des Temps nouveaux de Jean Grave.

C’est vers 1900 qu’il prit conscience de l’énorme avantage que pourraient tirer les ardoisiers de leur assimilation légale aux mineurs (la loi de 1894 avait rendu obligatoire dans les Compagnies minières la création de Caisses de retraite ; la loi de 1905 instituera la journée de huit heures dans les mines). Mais, pour tenter d’obtenir des Pouvoirs publics cette assimilation, il fallait d’abord que tous les ouvriers ardoisiers de France se syndiquent, puis regroupent leurs divers syndicats en une puissante Fédération nationale, enfin que celle-ci opère sa fusion avec la Fédération des mineurs. À cette tâche capitale, Ménard, aidé surtout par Bahonneau et Georget, allait se consacrer à partir de 1902, déployant dans ce but une extraordinaire activité au cours des douze années qui précèdent la Première Guerre mondiale et qui sont les plus importantes de sa vie.

En mars 1902, résultat très certainement d’un long travail en profondeur, le syndicat ardoisier de Trélazé était à nouveau bien vivant (en 1904, il comprendra 3 000 membres) et demandait son inscription à la Bourse du Travail d’Angers. En 1902 et 1903, Ménard, à la suite de multiples visites, réussit à jeter les bases de sections syndicales à Noyant, Combrée, Renazé, malgré l’attitude d’abord hostile de l’ensemble des ouvriers et grâce à l’intelligence et au courage de quelques-uns (tel Pierre Gémin à Renazé) : le 21 août 1904, à Trélazé, était décidée la constitution de la Fédération nationale des ardoisiers, dont Ménard fut nommé secrétaire général, et son adhésion immédiate à la CGT. Pour justifier l’étiquette de Fédération « nationale », il restait à atteindre les centres ardoisiers hors de l’Anjou : à la fin de 1904, le petit centre breton de Rochefort-en-Terre, après celui de Coësmes, constituait un syndicat qui demandait son adhésion. En juillet 1905, Ménard rendait visite aux centres de Flumet (Savoie) et de Labassère (Hautes-Pyrénées), jetant les bases de sections syndicales et préparant leur adhésion à la Fédération ; en octobre 1907, il se rendait dans les Ardennes, la grande région ardoisière française après l’Anjou : là, il prit contact avec le syndicat ardoisier déjà existant et avec son dynamique secrétaire Martin-Coupaye. En décembre le syndicat de Fumay adhéra à la Fédération, bientôt imité par les syndicats de Haybes et de Rimogne.

Cependant, la vitalité et la combativité de la Fédération, et spécialement du syndicat de Trélazé, se manifestaient dans les nombreuses grèves, longues parfois de plusieurs semaines, qui appuyaient, le plus souvent victorieusement, les revendications (salaires, conditions de travail) présentées aux compagnies. Cette combativité explique le rayonnement de la Fédération des Ardoisiers et permit à Ménard de négocier avec la Fédération nationale des Mineurs la fusion des deux fédérations, conformément aux directives générales du congrès de la CGT en 1908. Cette fusion fut enfin chose faite le 13 mars 1910, lors du congrès d’Albi qui vit la constitution de la “Fédération nationale des Travailleurs du sous-sol et similaires” (secrétaire général, Cordier, puis Bartuel ; trésorier, Georget). Pour Ménard, cette fusion n’était qu’une étape vers la reconnaissance par les Pouvoirs publics de l’assimilation des ardoisiers aux mineurs : les premiers ne travaillaient-ils pas désormais en galeries et donc dans des conditions très voisines de celles des seconds ? Pourtant, malgré l’avis favorable du Conseil d’État, malgré les efforts de Viviani (qui, ministre du Travail, avait reçu Ménard en mai 1908), d’Albert Thomas, de Jaurès, et en partie du fait de l’hostilité des compagnies ardoisières angevines, le projet de loi fut repoussé par les Chambres en novembre 1913.

A l’automne 1912, Ménard, qui vers 1906 avait adhéré au parti socialiste ce qui n’avait été guère apprécié par ses anciens compagnons, fut l’objet à l’initiative du groupe parisien Les Originaires de l’Anjou et relayé par les militants de Trélazé Boulan et E. Hamelin entre autres, d’une campagne dans Le Libertaire l’accusant lors de la grève de 1905 dans laquelle avaient été licenciés 149 ouvriers « d’avoir touché 250 francs du commissaire spécial », d’avoir collaboré avec les pouvoirs publics en négociant des licenciements, d’avoir protégé un lieutenant de gendarmerie, d’avoir eu « une conduite anti-révolutionnaire », Hamelin affirmant même « que Ménard servait depuis longtemps la préfecture » (cf. Libertaire, 2 novembre & 22 novembre 1912). Pour tirer l’affaire au clair et clore les rumeurs un jury d’honneur fut constitué et convoqué le 28 décembre 1912 à Paris. A l’issu de la séance contradictoire à laquelle assistèrent plus de 200 personnes, fut publié dans La Bataille syndicaliste (11 janvier 1913) le communiqué suivant : « Les soussignés, réunis le 28 décembre 1913 […] pour entendre d’une part les accusations formulées par le Groupe des originaires de l’Anjou à l’égard de Ludovic Ménard et d’autre part les réponses de ce dernier, déclarent que de ce débat contradictoire entre les deux parties, il ressort pour eux que les accusations portées ne reposent que sur des faits démesurément grossis, défigurés, pour lesquels, en aucun, l’honorabilité du militant Ludovic Ménard ne saurait être suspecté. Léon Jouhaux, Georges Yvetot, Charles Marck, V. Griffuelhes, Pierre Monatte, Péricat, Charbonnier, Simonin, Coudert, Lemaître etc. »

La déclaration de guerre fut pour Ménard un « immense déchirement ». Pourtant, en même temps que le conflit signifiait l’effondrement de ses croyances internationalistes, il apportait à la thèse de l’assimilation un argument inattendu : afin de faire face aux besoins en main-d’œuvre qualifiée dans les mines de houille et de fer, le gouvernement rappela du front les ardoisiers qui donnèrent entière satisfaction. Il fallut pourtant, au lendemain de la guerre, une menace de grève illimitée lancée par la Fédération du sous-sol pour que soit votée la loi du 30 avril 1920 assimilant les ardoisiers aux mineurs : ainsi, Ménard voyait enfin le couronnement de l’œuvre à laquelle il avait consacré sa vie.

Élu, en juin 1919, secrétaire général de la Bourse du Travail d’Angers, il déploya encore une grande activité, malgré une santé chancelante. De mai 1919 à mai 1920, il anima la grande poussée révolutionnaire qui se traduisit en Maine-et-Loire par de nombreuses grèves. Toujours proche de L. Jouhaux et rallié au réformisme, il fut alors l’objet de dures attaques des révolutionnaires par l’intermédiaire des Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR). Mais, à partir de mai 1920, les dissensions au sein de la CGT, qui entraînaient un affaiblissement du mouvement ouvrier et préparaient la scission de décembre 1921, furent pour Ménard, vieilli, une dure épreuve. Il prit sa retraite d’ouvrier fendeur (il avait débuté comme apprenti 53 ans auparavant), donna sa démission de secrétaire de la Bourse le 22 juillet 1921 et abandonna toute activité syndicale.

Après une vieillesse sereine à Trélazé, puis à Angers, endeuillée cependant par la perte de sa femme, il mourut à l’hospice des Ponts-de-Cé (Maine-et-Loire), le 30 janvier 1935.

Issu du peuple, “Ludo”, comme l’appelaient ses amis, a voulu mettre au service de ses compagnons de travail sa culture et son éloquence, son intelligence et son énergie, son intégrité et sa générosité. Épris de paix et de justice, il s’inscrivit, au moment de l’affaire Dreyfus, à la Ligue des Droits de l’Homme, manifesta en 1909 pour Ferrer, fit partie quelque temps d’une loge maçonnique. Mais c’est vraiment en 1890, sous l’influence de l’anarchisme, qu’il a trouvé dans le syndicalisme révolutionnaire un sens à sa vie et à ses aspirations : il était à Amiens, en octobre 1906, au IXe congrès de la CGT et signa l’ordre du jour syndicaliste révolutionnaire présenté par V. Griffuelhes approuvant la charte du syndicalisme français, à laquelle il resta fidèle toute sa vie, prenant bien soin (en dehors d’une candidature malheureuse et assez inexplicable aux élections législatives de 1910) de séparer son action syndicale de son option politique (il adhéra en 1905 à la SFIO). Comme le rappelle la stèle inaugurée à Trélazé le 30 avril 1939, « sa vie, au service des travailleurs, fut un combat permanent pour la justice sociale et la paix ».


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