Le père de Frédéric Tuefferd, âgé de 28 ans, était également prénommé Frédéric, comme c’était l’usage dans la région de Montbéliard d’où il était originaire. Sans doute protestant, ce dernier exerçait à Nîmes la profession d’ébéniste. Peut-être s’y était-il arrêté alors qu’il effectuait le traditionnel Tour de France des compagnons afin d’y épouser Marie Julie Soulages, de quatre ans son aînée.
On ignore tout de l’enfance de Frédéric Tuefferd. Où vécut-il ? Quelles impressions garda-t-il des événements de l848, survenus alors qu’il avait l4 ans ? Puisque l’on en est réduit à formuler des hypothèses, on peu imaginer que soit Frédéric lui-même (alors âgé de près de 18 ans), soit son père se trouvèrent suffisamment compromis dans les mouvements de résistance au coup d’État bonapartiste du 2 décembre 1851 pour juger plus prudent de prendre le large et se mettre hors d’atteinte.
Toujours est-il que lorsque le nom de Frédéric Tuefferd apparut pour la première fois outre-Atlantique, il était associé à tout ce que l’Empire comptait comme opposants résolus exilés dans cette partie du monde.
Peu après la fondation en 1855, de l’Association Internationale, il figura parmi la poignée de révolutionnaires qui se rallièrent à son programme à New York. Signèrent avec lui Joseph Déjacque, Claude Pelletier, Daniel Debuchy, V. Leseine, Montfalcon, etc. En septembre 1858, à l’occasion du banquet organisé par « la partie bourgeoise » de l’Association à New York pour commémorer l’anniversaire du 22 septembre, Frédéric Tuefferd polémiqua ouvertement avec Friedrich Sorge, l’ami de Marx, qui avait protesté contre le refus des participants de désigner un président de séance (Le Libertaire, 25 octobre 1858).
Quelques mois plus tard, lors de la commémoration du 24 février, il prit de nouveau la parole pour défendre le Droit au travail et se faire l’avocat des ouvriers :
« Tant qu’il existera un propriétaire, un capitaliste, un négociant, un exploiteur quelconque, vivant des sueurs du travailleur, le droit au travail sera une chimère ; mais quand la société donnera à tous l’instruction professionnelle d’abord, les avances nécessaires pour produire ensuite ; quand les travailleurs sauront échanger directement entre eux leurs produits, sans intermédiaires inutiles, alors le droit au travail deviendra une réalité, car pour consommer il faut produire, et tous étant travailleurs, tous auront une place au banquet de la vie. » (cf. Le Libertaire, 5 mars 1859).
Il semble qu’à New York, il ait principalement été influencé par le proudhonien de gauche Claude Pelletier, puis qu’il lui dédia (« Puisse les efforts de l’élève être dignes des leçons du maître ») son premier ouvrage, intitulé Essai d’économie sociale, qui parut à New York en 1864 avec une citation de Saint-Simon en exergue (« L’ordre ancien était constitué par et pour la guerre ; l’ordre nouveau doit être constitué par et pour le travail »). On était alors en pleine guerre de Sécession, et Tuefferd gagnait sa vie en donnant au Messager franco-américain des articles d’économie dans lesquels il développait les idées contenues dans son Essai (lequel fut d’ailleurs imprimé sur les presses du Messager).
Dès l’implantation à New York le 19 mars 1869 de l’Union républicaine de Langue française (URLF), il fut élu secrétaire du premier bureau de la section de New York, avant d’être promu le 13 juin suivant secrétaire du comité central new yorkais et membre de la commission chargée de préparer le lancement d’un journal. Orateur désigné pour prendre la parole à l’occasion du banquet du 22 septembre 1869, il continua d’exercer d’importantes responsabilités au sein de l’URLF jusqu’en septembre 1870. Il signa notamment en mai 1870 avec Debuchy et Villa un appel aux citoyens français pour qu’ils votent blanc lors du plébiscite de Napoléon III (La Marseillaise, 7 mai 1870). Il exerçait alors la profession de typographe à l’Imprimerie sociale.
Au lendemain du 4 septembre, il partit avec plusieurs dizaines de républicains français réfugiés aux États-Unis pour aller défendre la République menacée par l’invasion étrangère. Accompagnant Latour, il combattit dans l’Armée des Vosges (apparemment avec les troupes de Garibaldi). Il est également vraisemblable qu’il participa aux événements de la Commune de Paris, bien qu’il soit resté discret sur ce point dans ses écrits postérieurs, mis à part quelques brèves allusions (voir G. Bonin). On notera quand même qu’il fit sa réapparition à New York début décembre 1871 en signant dans les colonnes du Socialiste un article intitulé « Les Martyrs », qui glorifiait Ferré, Bourgois et Rossel, lesquels venaient d’être exécutés à Satory. Il concluait ainsi : « Et vous ne les avez pas tous tués M. Thiers ; il en reste encore assez pour venger vos victimes. » (cf. Le Socialiste, 9 décembre 1871).
Il semble néanmoins que F. Tuefferd, très marqué par les événements de Paris, ait beaucoup réfléchi à d’autres voies moins violentes pour parvenir à réformer la société. Parmi ses nombreuses contributions parues dans Le Socialiste, on relèvera notamment une importante réflexion sur le rôle et la nature de l’État, ainsi qu’un article favorable à la coopération dans lequel il émettait un jugement positif sur le projet de colonie socialiste agricole élaboré par la section 15 de La Nouvelle-Orléans.
Ayant adhéré à l’AIT, Tuefferd fut rapidement impliqué dans les divisions qui déchiraient l’Association aux États-Unis. Fin avril 1872, il fut mandaté par la section n° 42 de West Hoboken pour la représenter au sein du Conseil fédéral (autonomiste) de l’Amérique du Nord. Mais la section 2, à laquelle appartenait Tuefferd, avait déjà décidé à l’initiative des blanquistes qui en avaient pris le contrôle, de quitter le camp autonomiste pour rallier le camp centraliste. Accusé par les anti-autoritaires Prosper Laugrand et Benoît Hubert de préparer une « trahison », puis d’avoir « vendu la démocratie », Tuefferd protesta avec véhémence et demanda la constitution d’un jury d’honneur (Le Socialiste, 25 mai 1872). En fait, Tuefferd était alors le principal porte parole d’une tendance pro-syndicaliste et anti-politique minoritaire au sein du mouvement socialiste francophone, et qui avait rompu tout lien à la fois avec les autonomistes et avec les blanquistes (dont Tuefferd ne signa aucune des pétitions ou proclamations).
Il semble surtout que, passablement écoeuré par ces luttes fractionnelles, fractionnelles, F. Tuefferd ait ensuite progressivement pris ses distances avec l’AIT. Il continua durant quelques mois encore de collaborer au Socialiste. En juillet, il fit par exemple savoir qu’il ne choisirait pas entre les deux candidats à l’élection présidentielle, et en août, répondant à une lettre de Charles Caron, il se prononça en faveur d’une ouverture de l’AIT à toutes les écoles et à toutes les théories d’amélioration sociale. Enfin, d’octobre à novembre 1872, il donna une série d’articles intitulée « À Jacques Bonhomme » qui s’adressaient prioritairement aux travailleurs de la terre, et dans lesquels il se faisait l’avocat d’une alliance ouvriers-paysans.
Puis soudainement, et pour quatorze longues années, sa trace se perd complètement. L’hypothèse la plus plausible, si l’on s’en réfère à la teneur de ses écrits ultérieurs, est qu’il fit alors le choix de militer dans les rangs du mouvement ouvrier anglophone en adhérant aux Knights of Labor (Chevaliers du Travail).
Toujours est-il que l’on ne retrouve Frédéric Tuefferd qu’en avril 1886 : installé à Eufala (Alabama), il était alors en contact épistolaire avec Albert Parsons, le dirigeant de l’International Working People’s Association (IWPA) de Chicago et, faute d’autres possibilités d’action, il collaborait à divers journaux socialistes et anarchistes : The Alarm à Chicago, To-Day à Londres et La Tribune des peuples, Revue internationale du mouvement social à Paris. Répugnant à se définir comme anarchiste parce qu’il sentait poindre le danger d’une dérive individualiste pouvant mener au despotisme, il se proclamait alors « anticrate », tout en se prononçant pour une participation des socialistes révolutionnaires aux élections locales afin d’assumer les fonctions électives permettant de contrôler la police et la milice (lettre à Parsons, 13 avril 1886).
Au lendemain des tragiques événements du Haymarket à Chicago, Tufferd continua d’envoyer des chroniques à La Tribune des peuples dans lesquelles il prédisait l’éclatement d’une grève générale dans l’ensemble des États-Unis et la victoire électorale prochaine des socialistes ; et, si cette victoire était contestée, une commotion violente. Il était également persuadé que les anarchistes de Chicago — parmi lesquels son ami Parsons — gagneraient finalement leur procès en appel. A-t-il peu après senti qu’il n’en serait rien et qu’au contraire, il était lui-même dans le colimateur de la police pour avoir collaboré à The Alarm et avoir été en contact avec le principal dirigeant des anarchistes de Chicago ? Toujours est-il qu’il rentra brusquement et définitivement en France fin 1886 ou début 1887, s’installant à Montbéliard, ville d’où était originaire sa famille paternelle.
Il ne renonça pas pour autant à ses activités journalistiques militantes. Il prit contact avec Benoît Malon, qui dirigeait la publication de La Revue socialiste, pour lui proposer une série de quatre articles très détaillés sur « Le socialisme en Amérique », qui parurent finalement entre mai et octobre 1887. On peut même penser que les louanges qu’il tressa à cet occasion aux Chevaliers du Travail contribuèrent, quelques années plus tard, à faciliter le travail de Lucien Sanial, lorsque ce dernier (qui avait connu Tuefferd à New York) entreprit d’implanter l’Ordre en France en revenant du congrès de Zürich de la Deuxième Internationale en septembre 1893.
Toujours en 1887, F. Tuefferd fit paraître chez Bouriand (l’éditeur de La Tribune des peuples), un important travail intitulé Un Programme social, qui faisait la synthèse de ses idées et de ses écrits antérieurs. Il avait également en projet de faire rééditer ses écrits des années 1860-70, mais il ne semble pas que cela se soit fait.
Il n’avait pas perdu le contact avec les militants révolutionnaires franco-américains. Dans une lettre publiée par Le Réveil des mineurs(de Charleroi, Pennsylvanie) en mars 1891, il faisait dans ces termes le bilan de sa vie :
« Je ne suis qu’un modeste étudiant en économie sociale () Mes sympathies sont certainement pour les anarchistes, mais je ne suis pas encore arrivé à me convaincre que le monde arivera autrement que par l’évolution, à l’organisation anarchique () Jusqu’à présent j’ai fait sortir l’anarchisme de l’économie politique ; je procède d’Adam Smith autant que de Proudhon et de Bakounine, et je considère comme mes frères tous ceux qui travaillent avec dévouement et sincérité à l’émancipation complète des travailleurs et des exploités, et à la régénérescence de l’humanité. »
Frédéric Tuefferd vécut les dernières années de sa vie à Montbéliard (Doubs), « dans un isolement à peu près complet, méditant les problèmes » préoccupant tous les partisans de la révolution sociale (Réveil des mineurs, mars 1891). Il décéda à l’hospice civil, le 31 octobre 1891. Il était alors célibataire et avait la qualité de « propriétaire » ; sans doute avait-il hérité de ses parents, tous deux décédés.
Oeuvre : Essai d’économie sociale, New York, Impr. du Messager franco-américain, 1864. — Un programme social, Paris, Bouriand, 1887.