Fils de communard, Pierre Piller fut élevé difficilement et douloureusement (enfant battu) par sa mère et son beau père Hinard qui l’aurait initié à l’anarchisme. Il travailla plusieurs années comme maçon et chaudronnier et commença à fréquenter très tôt les milieux libertaires. Suspecté de vol, il fut arrêté à Herblay le 8 juin 1913 par la police qui le trouvait porteur de diverses brochures — Contre les armements, contre la loi de trois ans, contre tout militarisme (Ed. de la FCA, mai 1913), Fédération communiste anarchiste de Paris : Au peuple et un exemplaire du journal L’Anarchie daté du 5 juin 1913 — mais fut acquitté faute de preuves. Piller dit Pierrot était à cette époque membre du groupe des Amis du Libertaire, du groupe des jeunes anarchistes qui se réunissait au Foyer populaire de Belleville (16 rue Champlain, 20e arr.) et demeurait chez sa mère, logeuse au 19 rue du Niger (12e arr.).
Á la veille de la guerre il militait au groupe d’Ivry et travaillait comme garçon maçon « dix heures de travail par jour » apportant le mortier, les briques, les moellons dans une brouette ; le soir « j’ai les bras tellement moulus par les soubresauts de la brouette roulant sur les pierres et dans les creux et les bosses, que je ne peux presque pas les plier ». Le 11 octobre 1914, après avoir participé aux ultimes manifestations contre la guerre et avoir reçu une convocation au conseil de révision pour le 20 octobre, il quittait Paris, muni d’un sauf conduit pour la Ferté Bernard (Sarthe) pour soi-disant aller y travailler aux carrières, mais en fait partait pour l’Espagne pour se soustraire à ses obligations militaires. Appelé le 25 janvier 1915 au 39e Régiment d’infanterie de Rouen, il fut déclaré insoumis le 10 février suivant.
Membre à Barcelone du groupe anarchiste Los hijos del pueblo, il devint rapidement l’ami de nombreux compagnons — Nicolas Barrabes Fortunato Barthe lui enseigna l’espagnol — et commença à collaborer à de nombreux titres de la presse libertaire espagnole tout en exerçant divers métiers (charretier, photographe, etc). Il fut également membre du Groupe International de Barcelone dont le secrétaire était Henri Bramer et dont faisaient entre autres partie Victor Serge, Martial Desmoulins, Alphonse Gally, Louis Dressler, Costa Icar et N. Barrabes. Vers 1918 il alla à Valence, où il allait habiter 39 calle de Fresquet, chez le responsable de la CNT Levantine Eusebio Carbo, et allait être chargé de la section d’organisation et de statistiques de la CNT du Levant. Au printemps 1920 il fut arrêté et emprisonné à Valence. Á sa sortie de prison, il retourna à Barcelone.
Le 17 avril 1921 il fut nommé lors d’un plenum clandestin de la fédération locale des groupes anarchistes de Barcelone, délégué de la CNT espagnole au congrès de fondation de l’Internationale Syndicale Rouge à Moscou, auquel il se rendit avec les autres délégués de la CNT — Hilario Arlandis, Andreu Nin, Joaquin Maurin et Jesus Ibañez — qui étaient tous de tendance communiste.
Arrivé en juin à Moscou, il rencontra Victor Serge qui « décrivait dans ses articles un monde libéré » mais qui cachait déjà « sa pensée véritable ». Leval ne « pouvait lui pardonner ce double jeu et ce double langage. » Entré en relations avec Emma Goldman et Alexandre Berkman, il recueillit des informations sur les anarchistes emprisonnés et parvint à visiter la prison Boutirky. Assistant au congrès de l’Internationale syndicale rouge, il fut frappé par « L’omniprésence à flatter ». Reçu par Lénine — qu’il qualifia à son retour « d’homme de droite » — auquel la délégation espagnole venait demander la libération de 13 anarchistes en grève de la faim depuis onze jours (dont Maximov, Mratchny, Pitchouk ancien membre du soviet de Kronstadt), il eut la surprise de constater le silence prudent des délégués français. Selon son témoignage, il fut le seul à pouvoir pénétrer dans la prison « par des moyens clandestins » pour y visiter ces compagnons (cf. Le Libertaire, 24 février 1922).
Dès l’automne 1921 il dénonça le parti communiste russe « constitué en superstructure des soviets » et ayant « à sa main le Conseil supérieur de commissaires du peuple » ; il ajoutait : « Si le peuple russe ne renverse pas bientôt le pouvoir politique qui l’écrase, la révolution russe est morte » (cf. Le Libertaire, 11 novembre 1921).
Á son retour de Russie, sous le nom de Gaston Leval, il fut brièvement emprisonné à Berlin avec Arlandis et Nin puis expulsé en décembre 1921.
Il était à cette époque considéré par les services de renseignement français comme un agent bolchévique tout comme Lucie Otein (sic) –sans doute Luce Ottie — qui l’avait accompagné comme secrétaire en Russie. Après un séjour de quelques mois en Italie (notamment à Rome), il retourna en Espagne, fit un rapport au Comité National de la CNT, à la conférence nationale anarchiste tenue à Saragosse et écrivit de nombreux articles dans la presse anarchiste espagnole (Nueva Senda, Solidaridad obrera, Redencion…) et internationale (Le Libertaire, Der Syndikalist, Le Réveil…) sur son séjour en Russie qui furent déterminants dans le fait que la CNT n’adhéra pas à l’ISR. Il publia à cette époque (1922) le livre Algo sobre Rusia relatant ce séjour et dont la couverture fut illustrée par le compagnon Helios Gomez.
Au printemps 1922, notamment dans Le Libertaire, il entama une polémique avec Victor Serge dont il dénonça la perfidie et la traîtrise (cf. 28 avril 1922).
Après avoir été brièvement emprisonné à Barcelone, Gaston Leval voyagea dans toute la Péninsule, puis devint instituteur à Vigo et à La Corogne dans l’école rationaliste montée par l’association ouvrière et anarchiste Despertar maritimo.
En 1924, il s’embarqua pour l’Uruguay et l’Argentine où il allait participer activement au mouvement libertaire local et survivre en donnant des cours de français. Puis suite à la répression il revint en Espagne en 1934 où il reprit une collaboration active dans le mouvement libertaire espagnol et la Confédération nationale du travail (CNT).
Après la victoire du mouvement libertaire en juillet 1936 à Barcelone, il refusa le poste que lui offrit la Généralité de Catalogne et accompagna David Antona en France pour y acheter des armes. En 1937 il était membre du groupe Solidarios (FAI) de Barcelone et de la section des journalistes du syndicat CNT des professions libérales. Pendant plus de huit mois il étudia soigneusement et accumula un important matériel sur les collectivités organisées par le mouvement libertaire.
En 1938, il rentra en France et, sous le pseudonyme de Max Stephan, il reprit sa collaboration au Libertaire et au journal SIA où il assurait la mise en page et la correction des informations en langue espagnole. Le 21 juin de cette même année, il fut arrêté pour insoumission et fut remplacé à SIA par sa compagne ; le tribunal militaire le condamna, le 22 novembre, à quatre ans et demi de prison et il fut incarcéré à la prison de Clairvaux. Il s’en évada le 14 août 1940, se réfugia en province, puis avec Louis Lecoin entra dans les restaurants populaires organisés par le Secours national du maréchal Pétain (Lien, juillet 1949), ce qui lui valut d’être écarté temporairement de la Fédération anarchiste en mars 1945. Sous les noms de Gaston Leval et Robert Le Franc, il reprit sa collaboration au Libertaire, ainsi qu’à la revue Études anarchistes qu’animaient des militants de la Fédération anarchiste. Le 14 octobre 1944, sous le nom de Nicasio Casanova, il avait été aux cotés de Ramon Alvarez et Pablo Solar, l’un des orateurs à l’un des premiers meetings tenu à Paris par l’Alliance syndicale espagnole CNT-UGT et présidé pour la CGT par Albert Cané.
Bon orateur, Gaston Leval intervint dans nombre de réunions à Paris et en province ainsi qu’au congrès de la FA qui eut lieu à Lyon les 11-14 novembre 1948. En mars 1950, toujours sous la menace d’une arrestation pour son insoumission, il alla se fixer à Bruxelles et prit contact avec les dirigeants locaux de la Fédération anarchiste ibérique en exil.
De retour en France en 1953 où il put enfin légaliser sa situation, il collabora à Contre-courant dirigé par Louis Louvet. Au cours d’un congrès tenu à Paris les 25-27 décembre 1953, il fut de ceux qui reconstituèrent l’ancienne Fédération anarchiste qui avait disparu pour faire place sous l’impulsion de G. Fontenis à une nouvelle organisation : la Fédération communiste libertaire.
Puis Leval, avec sa compagne Marguerite Liégeois, fonda le Groupe socialiste libertaire qui se constitua en Centre de sociologie libertaire lequel eut pour tribune Les Cahiers du socialisme libertaire (octobre 1955-mai 1963). Cette publication, dont il était le gérant et Luce Ottie l’administratrice, devint ensuite Les Cahiers de l’humanisme libertaire (juin 1963—novembre 1976) et, ultérieurement, Civilisation libertaire (décembre 1975-février 1984), publiant en tout 254 numéros. Le Centre de sociologie libertaire se proposait, compte tenu des bouleversements survenus dans nos sociétés, d’enrichir ce qui demeurait valable des acquis doctrinaux libertaires par des études répondant aux réalités d’aujourd’hui, et, dans la mesure du possible, de demain. Ainsi « des réalisations collectives concrètes » tels que coopération, syndicalisme, communes, influenceront-elles « au maximum l’évolution de la société dans un sens libertaire ». En ce qui concerne le problème de la liberté « c’est, en dehors de l’atelier, de l’usine, du laboratoire, que pourra se manifester la liberté humaine » (cf. L’Indispensable révolution). C’étaient là des réflexions originales sur l’épineux problème des lendemains de révolution. Pendant les évènements de mai-juin 1968, Leval participa à plusieurs débats dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne occupée.
Selon Léo Campion, Gaston Leval aurait été franc-maçon. Marié, il était père de trois enfants nés en Argentine. Il est décédé à Saint-Cloud le 8 avril 1978. Ses archives ont été déposées à l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam.
ŒUVRE : De très nombreux articles en espagnol et en français dans la presse libertaire européenne et sud-américaine et sous divers pseudonymes dont Silvio Agreste, José Benito, Felipe Montblanc, Josep Venutto. Une trentaine de brochures et livres (en français, espagnol, italien, anglais) dont en français : — L’indispensable révolution (Libertaire, 1948) — L’anarchisme et l’abondancisme (Libertaire, 1949) — Le communisme, l’État contre le communisme (Libertaire, 1950) — Manifeste socialiste libertaire (1951) — Bakounine et l’État marxiste (Cahiers de Contre-courant, 1955) — Socialistes libertaires, pourquoi (Paris, 1956) — Kropotkine et Malatesta (Cahiers de Contre courant, s.d.) — Le Chemin du socialisme (Bièvres, 1958) — Pratique du socialisme libertaire (Genève, 1959, 90 p). — Ballobar une collectivité libertaire en Espagne (Groupe Humanisme libertaire, 1964) — Genèse et réalité historique de l’État : L’humanisme libertaire (Groupe Humanisme libertaire, 1967, 48 p.) — L’Espagne libertaire, 1936-1939 : l’œuvre constructive de la Révolution espagnole (La Tête de feuilles, 402 p, 1971). — L’Indispensable révolution, 1948, 284 p. — L’enfance en croix (autobiographie, Scorpion, 1963). — Michel Bakounine (Le Havre, s.d.) — Michel Bakounine, le congrès de Saint-Imier (Le Havre, s.d.) — La pensée constructive de Bakounine, Spartacus, 1976, 272 p. — L’État dans l’histoire (Éd. du Monde libertaire, s.d.) ; — Rus et torrents : recueil de poèmes, 1939-1973 (1975, illustré par Luis Brander).